Ce fut le Bon Père lui-même qui traça cette allée droite qui traverse la vigne et les prairies et va se terminer au ruisseau de la Cape. Elle fut plantée d’abord de noyers, puis à cause de l’humidité, on remplaça les noyers par les peupliers.
Le Bon Père aimait la nature et il était surtout sensible aux arbres. Plusieurs arbres étaient tombés avec la tempête et le Bon Père avait constaté plusieurs fois des vides auxquels on ne croyait pas utile de remédier.
– « Ma fille, dit-il à la Mère Saint Bernard qui partageait avec lui la direction de la propriété, si vous ne faites pas remplacer ces arbres, il n’y aura bientôt plus trace d’allée et nos enfants devront fouler l’herbe de la prairie pour se promener. Et puis il faudrait aussi faire tracer un sentier le long du vivier et du fossé, pour aboutir plus commodément à l’embarcadère de l’Ile. »
– « Si vous le permettez, dit la Mère Saint Bernard, nous attendrons un peu plus tard pour entreprendre ce travail, mon Bon Père ; il me semble que pour le moment ces enfants ont assez d’espace pour se promener. »
– Chère enfant, reprit notre vénéré Fondateur, ce n’est pas pour nous que nous devons planter des arbres et tracer des sentiers, mais pour celles qui viendront après nous, pour mes filles à venir. »
– « Vous les aimez donc beaucoup, vos filles à venir ? »
– « Si je les aime… » dit vivement le Bon Père en se tournant vers la pauvre Mère : « Mais je les aime autant que je vous aime, chère enfant !…Et ce n’est pas peu dire ! » puis continuant sur le même ton : « Aujourd’hui je suis avec vous, vous aimez à parcourir ces lieux avec votre Bon Père ; mais quand je ne serai plus, quand mes filles à venir viendront chercher mes traces, vous serez la première à leur dire : Ici le Bon Père se promenait avec nous ; c’est lui qui a fait planter ces arbres, qui a réuni les eaux pour former cette île ; c’est lui qui a disposé et dessiné les divers repos de la Sainte Famille, c’est lui qui a tracé ces sentiers, et c’est pour vous, pour ses filles à venir qu’il a fait cela. »
Alors reprenant la marche avec entrain et souriant à toutes :
– Courage, enfants, dit-il, plantez, alignez, décorez cette chère Solitude pour mes filles à venir, vous ferez plaisir à votre Bon Père. » (Souvenirs Mère Ollière p.311)
Et la narratrice, témoin de la scène ajoute : « Ah ! mes sœurs d’aujourd’hui, si vous aviez entendu votre Bon Père Fondateur prononcer ces quatre petits mots : mes filles à venir !… vous ne douteriez plus de ce qu’il doit éprouver pour vous dans le ciel… »